Il existe dans ma vie un phénomène que je m’évertue à tenter de décrire. C’est celui par lequel l’élan même d’écrire et sur quoi se présente. Comme si le sujet m’était amené par fragments qui se font écho au point qu’ils ne peuvent être ignorés. Dans un espace temps ramassé, une fenêtre s’ouvre et il s’agit d’être là. Bien sûr que ça aide d’avoir les oreilles qui trainent pour non seulement les entendre, mais aussi pour les écouter.
Mon sujet d’aujourd’hui est en réalité un sujet de toujours, un sujet d’époque mais ‘pas que’. C’est aussi un sujet que je ne maîtrise pas et cela rend l’exercice à la fois plus difficile et peut-être plus sincère. En effet, je n’ai rien à prouver, je réponds à cet élan qui pulse depuis des semaines, des mois, des années. À l’image d’un accordéon dont chaque côté s’écrase l’un sur l’autre et au lieu d’en sortir des notes, en sort des mots.
Commençons par remonter l’horloge.
Comme pas mal de gens, j’ai du mal à lâcher mon téléphone. J’ai beau cacher les applications ‘vampires’, je sais où aller les chercher. Je ne regarde pas les informations à la télévision, je ne lis pas les journaux, je n’ai plus d’application ‘news’ dans mon téléphone, mais Instagram est devenu mon ‘fourre-tout’ inversé. Je sais que je vais (quasi) tout y trouver. Le spectre est vaste, cela va du meilleur au pire, et il y a quelques jours j’ai décidé d’y faire le ménage.
J’ai supprimé un peu plus de 700 comptes. Au milieu de mon inventaire a surgit dans mon feed une vidéo type documentaire d’une maison d’un kibboutz israéliens où un jeune couple a été torturé, mutilé et assassiné. Des photos du lieu prises le 7 octobre 2023 ont été placées sur des panneaux dans différentes pièces de la maison pour témoigner des atrocités indescriptibles qui s’y sont déroulées. Ce n’était ni la première fois et sans pas la dernière que je faisais face à des images extrêmement crues et graphiques du pogrom. Mais ce fut peut-être, à cet instant là, la fois de trop.
Les mots manquent pour faire justice à l’horreur, même s’ils ne semblent jamais manquer à celles et ceux qui la justifient. Cette vidéo a été mon signal, le point culminant de tous ceux qui l'ont précédés, celui qui a ordonné : ‘maintenant t’écris’. Mais mettons nous d’accord. Il va y avoir des manquements. J’en ai conscience. Je réponds à un devoir que je me sens dicté, venant d’un ailleurs et m’indiquant qu’il faut dire quelque chose. Comme il y a trop à dire, je présente mes excuses par avance de ce qui ne sera pas évoqué ou mal.
Nous sommes aujourd’hui le 6 Août 2024. Le 7 octobre 2023, c’était il y a déjà plus de 300 jours. Hier un petit garçon, Ariel, dont le nom et le visage ont été placardés partout pour qu’on ne l’oublie pas, et quasi toujours arrachés et souillés par celles et ceux qui le voulaient déjà mort, aurait dû fêter ses 5 ans. 300 jours. Dans le contexte actuel, c’est une éternité. C’est également une réalité qui est figée pour certains et pour d’autres une réalité qui recule déjà, à petits pas, au bénéfice d’une actualité rapportée de manière toujours plus mensongère et délétère.
J’ai passé en revue les +300 posts (vidéos, reels, etc.) que j’avais sauvegardé sur Instagram dans une collection réservée à ce sujet. Finalement, c’est presque une par jour si je faisais la moyenne. Parce que comme l’a écrit le rabbin Delphine Horvilleur page 77 de son livre “Comment ça va pas?”: Le 7 octobre “nous est arrivé”. Et ce, que l’on soit juif ou non juif. À ce titre, si j’écris aujourd’hui, c’est parce que je me sens concernée, et consternée aussi.
Dans les toutes premières heures et jours qui ont suivi les attaques terroristes, au-delà de l’effroi et de l’incompréhension (comment cela a-t-il pu être rendu possible ?), je me souviens d’images et de vidéos de celles et ceux qui ‘célébraient’. Dans des pays plus ou moins lointains, plus ou moins en lien, bien avant que toute réaction ou défense israélienne ne soit enclenchée, le jour même des tueries, des gens sont sortis par milliers dans les rues fêter ensemble, marcher ensemble, exprimer publiquement leur contentement, leur joie.
Comment vous évoquer ma sidération. Nous parlons ici d’actes sadiques, de mutilations qui ont été perpétrés par les hommes du Hamas dans l’exaltation et la jubilation sur des familles entières, sur des animaux. Aucun être vivant n’a été épargné. Où sommes-nous si ce n’est témoins du mal incarné ? Alors quand la première réponse d’une partie du monde entier a été de chanter son allégresse, son euphorie, j’ai compris que la haine n’avait été que dormante, silencieuse aux yeux du monde, gardée enfermée et secrète mais pourtant intacte et bien là. La haine attendait patiemment son opportunité de pouvoir enfin se sentir à nouveau légitime de s’exprimer. La notion de ‘plus jamais’, en référence à l’holocauste, m’a semblé partir, pardonnez-moi, en fumée.
Juxtaposé à cette haine qui rugit, qui s’affiche, qui se revendique et se justifie même, qui cherche à amplifier sa voix nouvellement ‘libérée’, il y a la haine des silencieux. Ces personnes qui d’ordinaire cherchent les regards, ces gens ‘bien connus’ qui semblent toujours affublés d’un point de vue ‘bien pensant’ sur à peu près tout, et qui pourtant là, quand les regards se sont tournés vers eux, n’avaient semble-t-il rien à dire.
Au cœur de ce constat insensé, une autre parole s’est élevée, pour décrier l’horreur et ceux qui la nourrisse, pour dénoncer ceux qui l’attise. Une parole qui vient défendre et protéger la vérité qui a très vite été attaquée et défigurée. Ces voix là, ces courages là, ont eux aussi immédiatement fait face à un torrent de haine, à des menaces constantes. Je pense notamment, en France, à Sofia Aram.
Ces voix de gardiennes, de gardiens, qui ne s’abaissent pas à un monde où la vérité et les faits n’ont plus leur place. Nous sommes bénis de les avoir et de pouvoir encore les entendre. Certains diront peut-être que c’est une bataille perdue d’avance, mais les batailles c’est grâce à celles et ceux qui s’y battent qu’on les gagne.
Je n’ai pas une foi infaillible en l’humanité. Je pense d’ailleurs que l’humain (en général) apprend peu et mal, à la fois de lui-même, des autres, et de son histoire personnelle ou collective qu’il oublie rapidement si tant est qu’il la connaisse. D’où une évolution lente, si évolution il y a. En d’autres termes, je n’écris pas animée d’espoir car au fond l’humanité serait ‘bonne’. Non.
Il y a, je pense, une minorité de personnes qui ont à cœur de préserver et d'œuvrer pour l’humanité. Pas pour une humanité survivante, sous-vivante, mais pour une humanité vivante, qui respecte la vie et le vivant. Or, tout ce qui entoure les événements du 7 octobre (avant, pendant et depuis) a été révélateur d’une réalité difficile à admettre en cela qu’elle nous révèle combien encore aujourd’hui la vie elle-même n’est pas respectée.
Nous sommes quotidiennement bombardés de messages, de symboles et de vocabulaire ‘inclusifs’ appelant à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, au respect de l’expression identitaire de chacun comme un signe de modernité et de fidélité à l’idéologie supposée supérieure ‘woke’. Un leurre, une chimère qui plus est s’accompagnent d’une toute petite astérisque qui dit tout bas, et tout haut : *sauf pour les juifs. Le viol est un crime de guerre*. *sauf pour les juifs.
Notre époque a au moins une certitude, elle ne pose pas les bonnes questions. Pire, elle punit, censure, accuse celles et ceux (les gardiens) qui s’y appliquent. La pandémie nous l’a montré, le 7 octobre également. Voici donc deux questions sur le sujet du cessez-le feu et des civils palestiniens qui m’interpellent :
- Pourquoi l’Egypte a refusé d’accueillir en masse des réfugiés civils palestiniens? Pourquoi n’en veut-elle pas ? Après tout, elle a bien accepté (ou fermé les yeux sur) l’arrivée des tunnels du Hamas en son sol. Alors pourquoi ne pas laisser entrer les civils en danger ? Les femmes et les enfants ?
- Pourquoi aucun pays n’est venu par bateau chercher les civils palestiniens dont la vie est tous les jours menacée ?
Ce sont deux questions valides vous ne trouvez pas ? Le monde s’enflamme pour la cause palestinienne mais aucune nation n’a levé le petit doigt pour aller secourir les civils palestiniens en dehors des aides humanitaires qui ont été amenées et immédiatement confisquées par le Hamas.
Puisque le monde s’en mêle (ce qui par ailleurs n’est pas le cas pour tous les conflits), puisque la majorité jusque dans les universités des plus grandes nations semble soutenir la cause palestinienne, pourquoi rien n’a humainement été fait ? Pourquoi a-t-on laissé s’enliser pendant plus de 300 jours une situation où pas un jour ne passe sans que des civils palestiniens ne meurent et que des otages israéliens soient torturés ou déjà morts ? Quelle hypocrisie. Quelle dérive morale. Quelle lâcheté. Répondre à ces questions avec honnêteté ouvrirait une conversation que personne n’a le courage d’avoir.
Alors parlons de courage. Parlons de tous les juifs qui, d’où qu’ils vivent, ont pris le premier vol pour Israël pour venir aider et défendre leur terre, chacun à sa manière, chacun avec ses propres moyens. Parlons de l’honneur et du respect que les israéliens confèrent à celles et ceux qui se battent et meurent pour eux. Chaque nom est mentionné, chaque mémoire est célébrée. Même si les avis diffèrent et varient, même s’il y a des doutes et des désaccords, il y a malgré tout une unification de la communauté israélienne face à l’adversité, face à la haine. Chaque vie est importante. Le vivant est important. Chaque otage est important. Chaque visage est important.
Je suis mariée à un juif, à une famille juive pas vraiment pratiquante ni observante. Il y a des gens dans cette même famille qui nous ont rejeté car je ne suis pas juive. Il y a des gens dont je me croyais proches en termes de valeurs qui s’avèrent être parfaitement antisémites, dans le déni absolu qui plus est. Il y a le fait qu’après le 7 octobre, nous avons contacté beaucoup de personnes que nous connaissons pour leur montrer que nous sommes unis, par le cœur, par la pensée. Il y a le fait que personne de non juif nous a appelé. Il y a le fait que mon beau-père et ma belle-mère ont commencé à avoir peur d’aller à Londres certains jours. Il y a le fait que quand je parle de tout cela, quand j’écris, je le sens dans mes tripes, je sens une révolte inouïe en moi, une furie de dégoût pour cet engouement et ce soutien envers un mouvement qui appelle une fois encore et sans pudeur à l’extermination.
Comme le dit si justement une amie très chère qui se reconnaîtra, cet article est un ‘travail cathartique’. Cela fait longtemps que je le prépare intérieurement et au fur et à mesure que j’écris, je passe par différentes phases, avec de la colère, des larmes, des vertiges, de l’angoisse. Je me suis beaucoup posée la question de ma légitimité à écrire mon point de vue et mes ressentis sur ce sujet - puisque je ne suis pas juive. Je crois que cela m’inquiétait davantage que les réponses et les comportements que mes mots susciteront peut-être. Sans s’en rendre compte, c'est mon beau-père, que j’affectionne énormément, qui m’a donné le feu vert.
Andrew est artiste peintre et depuis 2019 je m’occupe de son site internet Andrew Aarons Art que nous avions refait entièrement cette année-là pour une des ses expositions qui ironiquement s’appelait “Buy Before I Die”. J’ai appris assez récemment qu’il possédait une série de dessins et de gravures intitulées “Images of the Shoah” faites entre 1987 et 1988 suite à un voyage en Pologne où il a visité les camps de concentration et rencontré des survivants.
À l'époque, le musée juif de Berlin était en cours de création (il a ouvert en 2001). La directrice en devenir était venue voir Andrew à Cambridge. Elle et l'architecte du musée, Daniel Libeskin, voulaient exposer et conserver les oeuvres “Images of the Shoah” dans la partie du musée consacrée à l'Holocauste. La politique et l’argent s’en sont mêlés et les investisseurs ont fait pression pour que seuls des artistes ‘survivants’ soient représentés. Andrew est juif mais il n’est pas un ‘survivant’. Pas légitime en somme, trop vivant peut-être. Seulement voilà, nous sommes aujourd’hui en 2024, et combien en reste-t-il de survivants ? Qui va détenir la légitimité de représenter artistiquement la Shoah à présent ? Qui aura le droit de participer à sauver et préserver la mémoire de ce qu’il c’est passé alors que le monde s’applique à vouloir l’effacer ? Quand Andrew parle de la Shoah, il écrit “le reste du monde était complice”.
Qu’est-ce qui a changé ?
Compte tenu de la situation, j’ai proposé à Andrew de créer une galerie sur son site pour “Images of the Shoah”. Nous avons commencé mais c’est difficile pour lui. Même s’il ne le dit pas, cela lui coûte. Malgré tout, nous avançons, petit à petit. Il y a un devoir de mémoire que je ressens profondément et que je souhaite honorer. Andrew m’explique que dans la série de dessins, il y a de nombreuses variations et de versions pour chaque concept et qu’à l’époque il se disait qu’il devrait en faire 6 millions. “Un pour chaque juif mort” qu’il me dit. “Stupid idea”, qu’il me dit ensuite se tournant lui-même en dérision.
Durant l’holocauste, c’est 6 millions de juifs qui ont été exterminés de manière orchestrée, organisée, planifiée, déshumanisée. Un génocide. Un vrai. L’inhumanité à son paroxysme. Alors bien sûr qu’il devient impératif de s’élever et de dénoncer quiconque ose aujourd’hui accuser Israël de ‘génocide’ et les israeliens de ‘nazis’ parce qu’ils ont pris le parti de se défendre contre les actes de guerre commis par le Hamas et par les palestiniens. Je la cite à nouveau - Delphine Horvilleur écrit page 114 : “Quand les mots n’ont plus de sens, le monde nous défigure”. Je crois que nous nous devons de nous battre pour que les mots continuent d’exister dans leur vrai sens.
Y-a-t-il une rédemption possible pour ceux qui trahissent, torturent, mutilent, violent, assassinent qui plus est avec acharnement, sadisme, cruauté et une sauvagerie des plus primaires ? Parle-t-on encore d’êtres humains quand il n’existe en eux plus aucune trace d’empathie, de compassion, même envers leur propre peuple ? Et qu’en est-il de ceux qui les soutiennent, les applaudissent, les acclament, les pleurent même quand ils finissent par être eux-mêmes tués ?
Le 5 Août 2024 était ou aurait été, le saurons-nous jamais, l’anniversaire de 5 ans du petit Ariel Bibas qui fut enlevé avec son frère et ses parents le 7 octobre 2023. Dans les rues de Tel Aviv, on pouvait y voir des ballons oranges pour souhaiter à ce petit garçon rouquin un bon anniversaire et rappeler qu’aucun des otages n’est oublié. Rien n’est oublié.
Je termine cet article le 7 août 2024. Mais nous sommes toujours le 7 octobre 2023.
Mahé