En face de chez moi, entre deux terrains construits, se trouve un terrain en friche à l’entrée duquel un immense sapin préside. Dans l’encadrement de la fenêtre de mon bureau, il couvre un tiers du paysage. Sa hauteur est telle que je n’en vois ni le tronc, ni la cime. Je contemple son milieu, des hanches à son cou, sa forme, ses branches, ses mouvements. Quand la pluie et le vent s’affolent et fracassent tout, lui semble danser sans broncher, imperturbable. Il est rassurant tant dans sa stature que son équanimité. Beau et majestueux, comme un gardien noble, il tient sa place.
Pourtant sa place, elle dérange. Un sujet d’actualité. Il s’est développé trop proche d’un des murs mitoyen et ses branches interfèrent avec les câbles du pylône qui amène internet aux habitations de la rue. À la demande de certains que cela affecte, des hommes sont arrivés un soir à la tombée du jour pour y remédier.
J’aime cet arbre. Il incarne une présence silencieusement éloquente qui n’a jamais refusé de rendre un regard. Chaque fois que je lève les yeux de mon clavier ou de mon écran, il est là, on se regarde. Quand mes yeux se perdent sur la ligne d’horizon de la colline, il veille en premier plan. Même quand le brouillard est si épais que je ne distingue plus les maisons de la rue, il est là, on se regarde.
Ils se sont mis à trois sur lui pour le dépecer, le taillader et le déchiqueter. Ils ont fait ça n’importe comment, sans mesures de sécurité, sans aucune révérence, aucun respect. Rien n’a été fait correctement.
Mon arbre, comme un roi déchu, a été mis en pâture à la bassesse humaine. À 18h47, le 10 Octobre 2024, dans l’indifférence générale, ils lui ont coupé la tête. Jusqu’à la dernière seconde, il s’est tenu droit et stoïque. Il était digne, de confiance. Il était constant. Ne reste à présent de sa majesté qu’un espace vide et un morceau de tronc qui sort du sol comme un pieu déformé. Une malformation issue d’une malfaçon. Un thème ô combien familier.
Je m’interroge. Comment rend-on hommage à un arbre ? Comment donner un sens à une existence et offrir un morceau d’éternité à une vie qui ne semble importer à personne ? Comment remercier pour la grâce qu’il offrait rien que d’être ?
Ces derniers mois, depuis Juillet à vrai dire, les événements et les thématiques de réflexions qui me touchent se sont croisés, superposés, entrechoqués à une cadence telle qu’il m’a semblé manquer de temps pour distiller à la fois ma pensée et mes mots. À peine à la surface pour respirer que déjà une autre vague arrivait dans laquelle il fallait plonger. Je ne suis pas quelqu’un pour qui l’action arrive en premier; c’est d’ailleurs pour moi ce qui arrive en dernier. L’écriture elle-même est la dernière étape d’une perception, d’une maturation, d’une structuration d’idées, de ressentis. Alors quand le temps de “l’entre deux” se rapetisse et ne permet plus de se poser, de réfléchir, de se recueillir, qu’il faudrait penser au dîner alors que l’on n’a pas digéré le déjeuner, ça ne fonctionne pas. C’est un grand paradoxe de vie : être née impatiente, avec une pensée agitée, rapide, droite au but, et en parallèle avoir besoin de temps, de lenteur, de détester précipiter quoique se soit. Voilà comment pendant tous ces mois, j’ai eu l’impression de trébucher. Le temps me semble parfois aller trop vite, cela donne le tournis.
Dans une naïveté incontestée, je pensais que mon arbre, qui ne m’appartenait aucunement, serait toujours là, qu’il continuerait de participer à l’équilibre précis auquel il contribuait malgré lui. Face à nos chimères, la vie prend plaisir à nous rappeler que nos attentes peuvent être vite balayées et notre faux sens du contrôle mis à l’épreuve, renversé d’un revers de main dans un éclat de rire tonitruant. De fait, je m’interroge encore. À quoi nous attendons-nous ? Qu’espérons-nous ? Qu’essayons-nous de manipuler pour arriver à nos fins ? Qu’essayons-nous de contrôler ? Et plus particulièrement encore, quand rien ne se passe comme nous le souhaitions…
Nous avons tous fait face à des situations ou des rencontres où rien n’a lieu comme prévu. La déception, la contrariété, l’effroi sont au rendez-vous de notre anticipation - aussi légitime soit elle. Il arrive que nous ayons eu un préssentiment, comme un signal intérieur, une mise en garde de nos sens, qui tentait de nous alerter. Si à défaut d’y prêter attention et de le prendre en compte nous l’avons écarté, la frustration et la colère envers nous-même viennent s’ajouter et décupler notre état d’hors et déjà affecté. C’est l’effet boule de neige. À moins d’être vigilant, nous pouvons perdre nos repères, notre sang froid, notre gentillesse, nos manières, notre capacité à nous adapter et de notre lumière aussi.
Ces situations, aussi mondaines ou sérieuses soient-elles, demandent un vrai travail qui implique tout d’abord de reconnaître ce qui est en train de se jouer. Pour ma part, ces prises de conscience ressemblent à un visionnage en slow motion où je me rends à l’évidence que rien n’est en train de se dérouler comme je l’avais envisagé, espéré ou planifié. Je précise que comme tout à chacun, je déteste ces moments-là, et que comme tout le monde, la vie m’en sert régulièrement. À partir de là et parmi tous scénarios possibles, j’essaie de m’en tenir à ceux ci (sans contrainte temporelle) :
Pivoter (e.g. chercher / trouver une alternative, changer de stratégie / d’approche).
Demander de l’aide (e.g. faire une prière, se connecter encore plus à son âme, appeler quelqu’un, envoyer un message, un email).
Lâcher prise (e.g. accepter que ce qui se passe est hors de notre champ d’influence).
S’ouvrir et devenir réceptif à ce que la situation et la vie nous présentent et nous offrent au-delà de l’apparente et évidente déconvenue du moment.
Faire confiance à la vie. Activer sa foi.
J’ai vu ces derniers mois défiler beaucoup d’attentes : les miennes, celles des autres, parfois assumées et formulées, souvent non-dites, voire projetées, quelques fois légitimes et d’autres fois indécentes. Nos attentes sont révélatrices, elles nous exposent. Tout comme notre énergie, elles ne mentent pas et qu’on le veuille ou non, elles disent quelque chose de nous. Mais l’expérience nous le montre tous les jours, les gens détestent être révélés et exposés hors du champ et du cadre qu’ils ont choisi, hors “des filtres” à travers lesquels ils veulent être vus. Pourtant l’heure est aux masques qui tombent, aux voiles et aux rideaux qui se lèvent, aux esprits qui se reprennent. Pour le meilleur comme pour le pire, la machine est en marche. Il faudrait être aveugle ou sourd pour l’ignorer. Il faudrait être bercé d’illusions pour croire que l’on peut l’arrêter. Qui pense encore avoir le luxe ou l’opportunité de pouvoir rester caché, insoupçonné ?
Dans une scène du film Je verrai toujours vos visages qui aborde le thème de la justice réparatrice, une victime confronte un condamné en lui faisant remarquer que s’il se reconnaît coupable, il ne se sent pas “responsable”. Au sens large, nous nous savons tous coupables d’actions ou d’inactions où nous reconnaissons avoir mal fait, pas fait ou peut-être pas assez. Mais sommes-nous prêts à en assumer la pleine responsabilité, à en vivre les conséquences ? Avons-nous l’honnêteté intellectuelle et de cœur, l’intégrité, d’assumer ? Avons nous la force d’âme de présenter nos excuses au lieu de s’en trouver ? Avons nous les ressources intérieures de fortitude pour questionner et ajuster notre posture, notre attitude, au lieu de renforcer une histoire qui nous fait la part belle, à nous, à nos justifications et à nos attentes ?
S’il est humain d’avoir des attentes, il est adulte d’apprendre à ce qu’elles ne soient pas comblées sans se comporter comme un ado en crise. Il est sage de savoir s’interroger, de souhaiter apprendre de l’expérience. Car au fond, la vie ne nous donne pas d'autre choix que celui-ci. Patiemment, elle continuera de nous présenter d’autres opportunités d’apprentissage, de remise en question. Jusqu’à un certain point seulement. Car plus nous vivons à un rythme qui n’est pas le nôtre, plus nous nous écartons de l’essentiel et plus nous perdons l’équilibre. Là encore, souvent je me demande : Y a-t-il un point de non retour ? Quel est-il ?
Nous évoluons dans un monde de polarité. Pour beaucoup d’individus, c’est à ce niveau là que se place et vive leur conscience. L’expérience de la vie devient une mise en forme multiple et incessante de dichotomies. D’un côté, les attentes, les exigences, les fausses réciprocités, la conviction que quelque chose nous est dû. De l'autre, la générosité. Celle des instants, des gestes, petits ou grands, que nous n’attendions pas, qui viennent nous surprendre et tout remplir de beauté, de sourires, de joie, de gratitude.
Cette année qui se déroule sur le thème de la “révélation” met donc aussi en exergue les élans de bonté, les précieux cadeaux et surprises de la vie. Souvent je parle de “bénédictions” tant ces moments lumineux à la fois nous élèvent et nous soutiennent. Une personne que j’admire énormément partageait récemment sa croyance que Dieu répond à nos prières à travers “l’autre”, à travers “les autres”.
Sait-on combien notre générosité, notre bienveillance désintéressée, nos inspirations fulgurantes d’altruisme ont répondu à la prière de quelqu’un ? N’auriez-vous pas envie qu’un geste spontané de votre part, un mouvement du cœur, qui n’attend rien en retour, soit la main de Dieu qui à travers vous et à votre insu délivre une prière ? N’aimeriez-vous pas, même par inadvertance, incarner la réponse à la prière de quelqu’un ?
Quand je me suis mariée, j’ai fait broder des mouchoirs en tissu pour tous nos invités avec l’inscription: “Fais un vœu”.
Alors allons-y. Faisons un vœu.
Allez-y. Faites un vœu.
Pas tout à l’heure, pas plus tard, mais ici, maintenant. Pour vous, pour quelqu’un, pour nous tous.
Et laissons-nous être le vœu exaucé de quelqu’un d’autre.
Merci.
Mahé
hi beloved thinking of you ,i hope that your well and happy xxxx